Adolescent, totalement réfractaire au mode traditionnel d'enseignement, je m'interdisais toute lecture de livres sérieux avant l'âge de 40 ans. Je faisais le pari insensé de démontrer que l'on pouvait réussir sans aucune aide ou influence intellectuelle extérieur. J'étais aussi persuadé, et je le suis encore, qu'il n'y a rien à dire, rien à écrire ou si peu. J'avais le sentiment que toute pensée aboutie allait vers le dépouillement, que tout le reste n'était que verbiage, occupation, divertissement et commerce. Aujourd'hui, j'en paie encore le prix, tant en l'absence de bases scolaire et universitaire, il m'est dur d'aligner deux phrases correctement écrites, tant mon esprit a du mal a structurer mes pensées.

Je ne voulais surtout pas, et je ne veux toujours pas, "apporter une pierre à l'édifice". Mon unique souhait a toujours été de pouvoir ôter au moins une des pierres à ce "mur de l'orgueil" que l'être humain n'a de cesse de vouloir, à tout prix et coûte que coûte, édifier. Ce qui fut une révolte est devenue, petit à petit, une colère. Ma colère est à la hauteur de ma naïveté, de mon absence de maîtrise intellectuelle qui m'empêche de gérer et d'exploiter, comme tout un chacun, mes pensées.

Adolescent, je m'inventais ma propre philosophie faite de bric et de broc, mélange de Pascal, d'Abraham Merrit (père de l'héroïc fantaisy), de bribes de théories physique et métaphysique. Bien qu'ignorant tout du Bouddhisme, j'étais persuadé que tout n'était qu'illusion, que nous n'existions pas. Les souffrances tout au cours de l'histoire de l'humanité, et qui semblaient propre à la condition humaine, étaient telles qu'il ne pouvait pas en être autrement. De plus, il semblait évident que la seule chose dont l'homme ne pourrait jamais prouver l'existence physique est la conscience. La seule preuve éventuelle de notre existence était et resterait immatérielle. J'écrivais alors mon histoire de l'humanité, de son origine à sa fin. Le début de cette histoire était conforme à la théorie du big-bang. L'univers était né du de deux antimatières qui, s'étant télescopées, s'étaient transformées en matière. Puis, progressivement, l'homme n'avait eu de cesse de vouloir se rapprocher d'un état de conscience le plus accompli. Un niveau de conscience qui lui permette de concilier souffrance et bonheur, d'assumer, de pouvoir vivre aux côtés de cette contradiction inhérente à sa condition, à son histoire. Le stade définitif de cette quête mis en présence les deux derniers êtres humains. Leur niveau réciproque de conscience était tel qu'elles fusionnèrent dans un dernier, infime et presque imperceptible instant. Bonheur et souffrance s'accouplaient. Ainsi disparut l'être humain, de cette union naquit le néant. Tout comme deux antimatières avaient pu donner naissance à l'univers, le télescopages de ces deux stades ultimes de conscience retrouvaient les abîmes qu'ils n'auraient jamais du quitter, retournant à la matrice originelle.
Aussi, ma quête fut, et est toujours, cet accouplement des sentiments contraires que j'appelais le nihilisme esthétique.

Je m'imaginais l'œuvre d'art idéal : visages de sculptures Kouros de la Grèce archaïque ou de divinités hindoues de la période Gupta, visage d'une Vénus de Botticelli, tous d'une effarante beauté et sérénité auxquels il ne manquait plus qu'une larme. Une simple larme afin que ce qui pourrait-être perçu comme simple béatitude devienne enfin œuvre d'art idéal, manifeste artistique de l'accouplement des sentiments contraires.
Durant toute ma carrière de critique d'art, je n'ai eu de cesse militer pour la réconciliation de Matisse et de Bonnard, du pragmatisme et de l'intimisme.

Si je haïssais le verbe et la pensée, la littérature et les intellectuels, seules quelques phrases trouvaient grâce à mes yeux allant jusqu'à me servir de guides tout au long de ma vie. Je les habitais à ma manière, ne sachant jamais vraiment si je ne les avais pas transformées au fil des ans, voir carrément inventées.
Ainsi ces quelques phrases:
"C'est au contact de la nature, que l'homme comprend pourquoi il échoue, ou plutôt, il se résout à ne jamais rien comprendre de tout cela. Et, loin de l'effrayer, cette résolution l'apaise comme un acte suprême d'intelligence". (attribué à Roland Barthes)
" A l'orée d'un bois dont les arbres sont des idées élancées et chaque feuille une pensée aux abois, le végétal nous dévoile le fond damné d'une secte animal, ou plus précisément, une vieille angoisse d'insecte qui se réveille homme." (Ghérasmin Luca à propos des jardins du Comte de Bomarzo).
Ou encore cette phrase déterminante que je m'appropriais afin de définir la Figuration Libre et qui me valut, lors de sa publication, les foudres de la presse: "pratiquer une accumulation de faits incompréhensibles jusqu'à ce que naisse la compréhension". Ne sachant plus si cette phrase était à l'origine la définition de la mise en scène selon Brecht ou Beckett, j'écrivais à ce dernier afin de le savoir. Il eut la gentillesse de me répondre. Cette phrase n'était pas de lui et il en ignorait l'origine. Peut-être appartient-elle à Brecht, peut-être l'ais-je trop transformé ou même inventé ? Voilà de quoi je suis fait, d'invraisemblance.
C'est ce surplus incontrôlable de naïveté laissant jaillir un flot incessant de pensées hétéroclites qui me valut, de la part de mon ami Bernard Lamarche-Vadel le surnom de Raoul Paimpon, l'homme gyrophare.
A travers ce verbiage et ces images, je vous invite à la découverte de ce personnage que j'ai toujours autant de mal à maîtriser.

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